Ce jours là, et la nuit d’après, et les jours qui ont suivi, je ne les oublierai jamais.
Ce dimanche 23 septembre 2012,
nous avons décidé d’emmener les enfants du foyer en « sortie exceptionnelle » pour préparer la rentrée scolaire : baignade et pique-nique à Yacouta, magnifique plan d’eau à 60 Kms au Sud de Gorom. Nous passons au marché pour prendre des bouteilles d’eau, et notre minibus s’engage sur la piste de Dori en direction de Yacouta. Arrivés sur le site, Fafoul et Thomas se mettent à l’eau pour gérer les baigneurs, tandis que je reste sur la berge pour compter en permanence ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors… C’est terriblement angoissant, une marmaille qui n’arrête pas d’entrer dans l’eau et d’en sortir . Certains ne savent pas nager mais sautent quand même en bombe, même là où ils n’ont pas pied ! Yaya, par exemple, qui veut que je le regarde sauter dans l’eau et que je sois bien convaincu qu’il n’a même pas peur. Après l’effort le réconfort, un maquis guinguette nous fournit des plats de riz avec une boisson fraiche. Nous passons le reste de l’après midi à déambuler sur le marché de Dori. Je ne me doute pas une seconde, alors, que ce sont les derniers moments de joie partagés avec les enfants. Si je m’en doutais, ne serait ce qu’un peu… j’achèterais tous les beignets et toutes les sucreries du marché, histoire de les voir bondir les bras en l’air, et entendre une fois encore leurs éclats de rire. Nous rentrons vers 17h à Gorom. En traversant la place du marché, je suis surpris par la présence d’une cinquantaine de soldats armés, près de la boutique Kaïdou. Furtivement, je trouve cela bizarre, inhabituel, mais je pense qu’ils font un exercice ou préparent une cérémonie.
On rentre au Foyer, les enfants vaquent à leurs occupations, préparation des cartables, un peu de lessive pour avoir des affaire propres : demain, c’est la rentrée au collège provincial. Thomas et moi nous prenons un rafraîchissement dans notre « Maison du Bigou » attenante. Mais déjà ils viennent se faire chouchouter l’un après l’autre, sous prétexte de soins : Celui-ci a des piqures de moustiques, celui là une « céphalée qui dure, d’abord… » et le troisième un semblant de coupure légère … Je sors la trousse, passe de la pommade, aseptise doucement les petites plaies en les couvrant d’un joli pansement. Ces moments de soins sont plus affectifs que vraiment médicaux. C’est surtout le plaisir de se poser sur un fauteuil, dans notre logement, et que le président s’occupe individuellement d’eux… J’en suis là de mes considérations, lorsque Fadoul arrive avec une mine très inquiète et demande à me parler « à huis clos » selon son expression. Quand Fadoul prend une mine inquiète et demande à me parler, souvent c’est une question d’argent ! Alors, par dérision, j’ai pris l’habitude de lui demander, avant même qu’il n’ouvre la bouche : « Combien ? » Il me répond simplement : « Ce n’est pas de la rigolade, petit blanc… » Nous allons dans ma chambre. Il m’annonce qu’il a été convoqué par le commandant de gendarmerie à notre propos. La Sécurité Militaire a eu vent d’un projet d’enlèvement: Des groupes du Nord Mali se sont infiltrés par Djibo en direction de Gorom avec un projet de kidnapping. Le commandant dit à Fadoul de me proposer deux solutions : soit nous venons dormir à la gendarmerie, soit il organise notre sécurité à domicile avec des volontaires. J’opte bien sûr pour cette deuxième formule, qu’il faut aller communiquer au commandant. Je renvoie les enfants dans leurs chambres et je pars à la gendarmerie avec Fadoul. Thomas, je ne lui dis rien pour l’instant, pensant que si l’affaire s’arrange j’aurai évité de l’affoler.
Nous arrivons dans la cour de la gendarmerie, sur un banc se tiennent le pasteur britannique, sa femme et leur petite fille d’à peine deux ans. Eux aussi sont menacés d’enlèvement. La scène est sombre comme une dramaturgie du TNP: la cour de la gendarmerie est mal éclairée et le peu de lumière est dirigé sur le pasteur. Ce couple, ravagé par l’inquiétude, dans la pénombre d’une cour de gendarmerie … Cet homme en boubou local, cette femme abattue et mutique, cette enfant presque nue… Ils ont déjà des têtes d’otages… tous les trois.
Le commandant leur parle calmement. Il leur explique qu’ils sont particulièrement visés et qu’ils doivent être exfiltrés dans les plus brefs délais. Du coup, je me mets à croire que nous sommes moins directement concernés. Quand le commandant vient vers moi, je le remercie pour son hospitalité mais lui dit mon choix de prendre la deuxième formule : protection rapprochée à domicile. A quoi il répond immédiatement : « Ha mais président, la situation a changé depuis tout à l’heure. Nos derniers renseignements indiquent que vous êtes visés également. Il n’est plus question de choisir entre dormir à la gendarmerie ou protéger votre maison. Vous partez dans 15 minutes pour Dori, sous escorte… »
Deux soldats en arme prennent place à l’arrière de notre minibus, direction la maison du Bigou pour faire les valises. J’informe Thomas à la volée, avec des phrases sans doute à peine compréhensibles, si ce n’est l’urgence de plier bagages. On nous donne 10 minutes. Sur le seuil de notre maison, j’entends les enfants à quelques mètres, rire et courir dans le foyer. J’embrasse Amagdali notre gardien, on me refuse l’au revoir aux enfants et on retourne à la gendarmerie pour l’organisation du convoi. Un véhicule militaire plein de soldats armés ouvrira la piste, suivi de la voiture du pasteur avec deux soldats à bord, puis notre minibus avec deux soldats également à l’arrière. Le commandant dit que ce trajet de 50 kms de piste est dangereux, parce qu’on ne peut pas anticiper une attaque si des troupes sont cachés derrière des baobabs, dans cette nuit sans étoiles. J’appelle notre vice-président Thierry pour l’informer de la situation. Il est presque 22h. Ma voix est faible, car je commence à imaginer ce que « pourrait être » la situation d’otage et je ressens une petite trouille indéfinissable, celle dont justement on ne connaît pas l’objet précis. J’entends mon vice-président me demander : « Les rebelles qui arrivent, ce sont des troupes d’Ensar Dine ou de la Mudjao ? » C’est un peu comme si j’appelais pour dire que je viens d’avoir une collision avec un autre véhicule, et qu’on me demande : « l’autre véhicule là, c’était une 406 vert pomme ou un break marron ? » Je demande à Fadoul de réserver un hôtel à Dori. Il conduira le minibus, je suis beaucoup trop anxieux pour prendre le volant de nuit, sur une piste encore ravinée par les pluies hivernales. Surtout que les phares sont mal réglés et n’éclairent que 5 mètres devant ! Thomas est silencieux mais ne semble pas paniqué. Il me dit sobrement « tu m’avais prévenu qu’il y avait des risques, mais je ne pensais pas que ce serait déjà ce soir… » Moi non plus, à vrai dire. Je pensais même qu’il ne se passerait jamais rien ! La présence des deux soldats à l’arrière ne me rassure pas: en cas d’attaque sur la piste, ils vont riposter et du coup nous serons une cible. Le trajet est interminable. Fadoul ne parle pratiquement pas, il se bat avec la position plein phare qui ne tient pas. Il est donc obligé de la maintenir, comme en appel de phare, d’un doigt, tout en maintenant fermement le volant pour diriger le véhicule en slalomant entre les trous et les éboulements. Notre minibus a été révisé avant le séjour et je bougonne intérieurement contre ces travaux, en Afrique, « jamais vraiment fait ni à faire » C’est seulement le lendemain à Ouaga, que je m’apercevrai qu’en fait, Fadoul tirait la manette à lui alors qu’il suffisait de la pousser vers le tableau de bord pour que la position plein phare soit maintenue ! Je ne pourrais alors m’empêcher de penser à cette petite Nouvelle d’Alphonse Allais « La nuit blanche du hussard rouge», l’histoire de ce soldat qui se croit enfermé dans les toilettes, qui passe toute la nuit sur sa cuvette à vouloir tirer la poignée de porte à lui alors qu’il fallait la pousser pour qu’elle s’ouvre !
Chacun est pris dans ses pensées. Je trouve cette fuite honteuse malgré tout, je regrette de ne pas m’être opposé. J’aurais au moins pu tenter de négocier le séjour protégé à domicile. Et puis, pourquoi cette soumission à l’autorité militaire, qui me refuse le temps d’embrasser les enfants du foyer. Je pouvais y aller tout de même, oui c’est sûr. Ils n’allaient pas me tirer dessus pour m’éviter un enlèvement, quand même ! Souvent notre véhicule saute et rebondit sur un trou boueux que Fadoul n’a pu éviter à temps. Et toutes ces vilaines pensées me cognent le sommet du crâne. Je ne cesse de penser à notre fuite, cet abandon, ce manque de courage un peu. Après le dénie de soi vient le temps de la haine, contre ces mouvements extrémistes qui veulent imposer leur conception du bonheur à coup de machettes. La voiture est silencieuse. J’essaie d’occuper cet espace vide de mots, quitte à dire n’importe quoi. Par exemple, je dis : « Et encore, ne nous ne plaignons pas, c’aurait pu être pire : On aurait pu être en Afrique ! » L’un des soldats sur la banquette arrière me répond : « Mais nous sommes en Afrique ! » Thomas éclate de rire, on doit penser la même chose, imaginer le soldat qui raconte la scène à ses copains : « tu te rends compte, ils étaient tellement déphasés les blancs qu’il ne savaient même plus où ils étaient… » Je crois pourtant qu’il a du comprendre un peu plus tard, lorsque une pluie fine s’est mise à taquiner le pare-brise. J’ai dit : « Et encore, ne nous plaignons pas : il aurait pu pleuvoir… » Attendant vainement que le soldat à l’arrière dise : « Mais il pleut ! »
Nous arrivons enfin à Dori peu avant minuit. Je crois naïvement que nous allons rejoindre notre hôtel mais le convoi se dirige vers la sortie de la ville. Bienvenue à la caserne du 11 ème régiment de commando ! Le colonel qui nous accueille dit que notre sécurité n’est pas garantie à l’hôtel et qu’il faut donc dormir là, dans un dortoir au milieu de ses soldats; il est désolé car il n’y a pas assez de matelas pour tous le monde et les latrines sont bouchées. Il envoie un troufion chercher un seau d’eau avec des gobelets… La perspective de cette nuit d’ivresse militaro spartiate finit par m’affoler plus que les rebelles islamiques… S’engagent alors de rudes négociations très théâtralisées (« Ouye, aye… Ma sciatique, ma gastrite, la diarrhée, qui me reprennent… ! Je suis presque tenté de rajouter : mon cancer et ma sclérose en plaque, mais je crains que ça ne fasse beaucoup. Face à tant de malheurs, le colonel hésite à exposer encore davantage notre principe vital… On obtient de rejoindre l’hôtel sous bonne garde. 10 soldats en permanence toute la nuit, avec interdiction pour nous de quitter la chambre. Fadoul va nous chercher de la bière et un peu de poulet dans un maquis. On se débriefe en se restaurant, dans ma chambre. J’appelle Gorom et j’apprends que quelques heures après notre départ, deux véhicules sont arrivés tous phares éteints devant le foyer et ont stationné en laissant tourner le moteur. Amagdali le gardien voulait sortir pour voir de quoi il s’agit, mais il a pris peur en entendant les hommes parler en arabe. Il est près de trois heures quand on se sépare
Lundi 24 Septembre
A 7 heures la Sécurité Militaire nous demande à la réception de l’hôtel. Une nuit vraiment très courte ! Il faut soit disant être prêt dans la demi heure, la route pour Ouaga n’est pas sûre au moins jusqu’à Bani. Donc on se bricole une toilette, on avale un nescafé, on règle l’hôtel, on oublie de prendre de l’eau pour le trajet. En fait on attend encore une heure debout devant l’hôtel que le convoie se reforme. Il est près de 9h quand la joyeuse troupe s’ébranle. Je dis à Thomas que si tout se passe bien, avant 14 h nous serons attablés au Verdoyant devant une pizza et un rosé bien frais. Le Verdoyant, c’est ma cantine préférée à Ouagadougou, avec La Forêt. Ha, l’optimisme frénétique des ex-futurs otages ! Sous prétexte qu’on à évité le pire, on se permet d’espérer le mieux.
Un peu avant Bani, le convoi s’arrête. On nous fait descendre et nous mettre à l’ombre sous un hangar tout près de la route, dans l’attente d’un renfort indispensable, selon de nouvelles consignes reçues par le chef d’escorte. Les soldats se déploient le long de la route et des champs alentours, l’arme au poing. Ils se placent en statue de sel immobile, comme la garde royale au Palais de Buckingham. Encore une heure et demi d’attente, en compagnie du pasteur, sa femme, sa fille, et une improbable volontaire protestante de nationalité vénézuélienne. C’est une croyante en congrès de Pentecôtistes à Dori. Elle porte un tee shirt orné du sigle : « Le fruit de l’Esprit Saint ». Je n’ai jamais su comment elle s’appelait, un nom trop compliqué à retenir ; alors quand je lui parle je l’appelle « Madame Chavez », simplement parce qu’elle est vénézuélienne. Je m’aperçois soudain que je ne l’aime pas, à cause de ses idées religieuses. Toutes les religions me font chier, elles contiennent toutes en germe, l’horreur intégriste. Toutes, chacune en son temps, ont produit du malheur et de la destruction. Madame Chavez n’arrête pas de reprocher à Thomas de s’être montré en bermuda, ce qui aurait agacé l’autochtone! Jusqu’où vont se nicher les griefs en situation de stress ! Moi je dis au pasteur qu’il aurait dû se livrer, ça nous aurait peut-être permis de rester à Gorom ! Je lui dit sans rire : « Vous pouviez vous livrer, pour l’amour de l’humanité ; ça me permettait de rester à Gorom, pour l’amour des enfants… » Sur un ton très british, off course, il déclare solennellement : « Il y a toujours eu un problème, historiquement, entre les français et les anglais… » Nous voilà donc en pleine reconstitution historique: Après la fuite de Varennes, c’est Trafalgar… Finalement l’escorte arrive : deux commando sur une moto ! Nous pouvons repartir. Il est 15 heures lorsque nous arrivons dans Ouagadougou. Du Verdoyant il n’en est pas question, nous sommes attendus à l’Etat Major de la Gendarmerie Nationale. Le chef d’Etat Major tient à nous voir personnellement, il doit rendre compte à sa hiérarchie que nous sommes bien sains et saufs. Mais il n’est pas là quand nous arrivons. Nous allons devoir attendre encore près de 3 heures avant d’être reçus. Jusque là tous le monde avait tenu le choc, mais la limite est atteinte pour la femme du pasteur qui pète un plomb et se met par terre en Position Latérale de Sécurité. Son mari la réconforte à voix basse, un genou au sol ; le tableau est touchant, on dirait « L’Angelus » de Millet. Finalement on nous fait monter au bureau du chef d’Etat major. Accueil chaleureux, fauteuils en cuir, sur sa table basse il y a un thermos, du nescafé, du thé, des tasses… Ca tombe bien, j’ai furieusement envie d’un café. Mais rien. Il ne nous offre rien. Plaisir des yeux… Finalement, on quitte l’Etat Major de la gendarmerie peu avant 18h. Tomas aussi avait envie d’un café. Il bougonne : « quand on veut rien offrir, on cache… »
Autant attendre le repas du soir, maintenant… Dans la soirée, beaucoup de gens de Gorom m’appellent pour s’inquiéter de notre sort, et témoigner leur sympathie. Les enfants du foyer aussi. Ils ont demandé le téléphone de leur éducateur, ils tiennent à me parler un par un. Ils veulent savoir si on est « découragé, si on a décidé de ne plus jamais revenir… »
Je dis que non, on reviendra encore et encore, on reviendra toujours. Je ferai des pieds et des mains pour revenir, c’est sûr, « J’en mettrai mes mains à couper « comme on dit à Tombouctou !
François Meyronein/ Octobre 2012